Dans le Figaro de ce Jeudi 16 Avril :
Thoreau a vécu trente mois dans une cabane en pleine nature. Il a tiré de cette expérience un livre de sagesse : « Walden ». ASTRID DE LARMINAT
EN 1845, un jeune Américain décide de prouver qu’il est possible de changer de vie - de vivre mieux en dépensant et en travaillant moins. Il s’installe pour cela dans une petite maison de bois qu’il a construite de ses mains, en bordure d’un étang et d’une forêt, avec un hectare de terre à cultiver pour sa subsistance. Il rendra compte plus tard des deux années et demie qu’il vécut ainsi retiré du monde dans Walden, un livre qui deviendra un classique de la littérature américaine et un ouvrage culte à travers le monde. Henry David Thoreau a bâti sa cabane à deux kilomètres de Concord, la bourgade du Massachusetts où il a grandi. C’est un lieu familier où il allait pêcher enfant et qu’il aime par-dessus tout. Il ne prétend pas retourner à la vie sauvage mais mener en pleine nature une vie « frugale, indépendante, magnanime et confiante ». Balayer de sa vie tout ce qui l’encombre et revenir à l’essentiel. Prophétique, il observe que l’Amérique est en train de trahir l’idéal des pionniers en se créant des besoins superflus. « Notre nation elle-même, avec tous ses soi-disant progrès internes, qui sont en réalité tous externes et superficiels, n’est qu’une organisation bouffie impraticable, encombrée de meubles, qui se prend les pieds dans ses propres pièges, ruinée par le luxe et les dépenses insensées, par manque de prévision et faute d’un but digne. » Il voit que ses contemporains « passent leur vie à trimer comme des serfs » pour se faire bâtir de grandes demeures. Quel plaisir pourtant d’habiter une simple maison qu’on a construite soi-même, écrit-il. Passant en revue nos besoins vitaux, se nourrir, se vêtir, s’abriter, se chauffer, il ajoute : « Avant de pouvoir orner nos maisons de beaux objets, nous devons en dénuder les murs, et nous devons dénuder nos vies, puis poser comme fondations une belle économie domestique et une belle vie. » 16/04/2020 2/3 La liberté - la liberté de vivre à son rythme et selon son idéal -, n’est-il pas le plus précieux des biens, et la poursuite de la vérité, le seul « but digne » de cette vie ? Il s’étonne de voir à quel point les hommes intériorisent les injonctions sociales, jusqu’à devenir leur propre tyran en s’imposant des charges sans y réfléchir. « Il est dur d’avoir un contremaître sudiste ; il est pire d’en avoir un nordiste ; mais le pire de tout est d’être à soi-même son propre esclavagiste. » Un rythme ascétique et presque monastique Thoreau était un esprit original mais pas un hurluberlu. Fils d’un fabricant de crayons, il avait étudié à Harvard, lisait le latin et le grec, parlait plusieurs langues, avait créé et dirigé une école avec son frère puis travaillé à développer la fabrique de son père. Il avait « autant de métiers que de doigts » et savait tout faire de ses mains. Son mentor, l’écrivain Ralph Emerson, dira dans l’éloge (1) qu’il prononça aux funérailles de Thoreau, mort à 44 ans d’une tuberculose, qu’il aurait pu devenir un grand ingénieur américain. Mais son ambition était autre. « J’échange volontiers l’amour, l’argent, la gloire, contre la vérité. » Walden est un texte inclassable, un patchwork qui mêle des considérations pratiques, des paraboles, des méditations, des aphorismes sapientiaux et même des passages épiques - voir l’extraordinaire description d’une guerre entre fourmis rouges et fourmis noires. Le substrat biblique, puissant bien qu’implicite, cohabite avec d’incessantes références aux textes de l’hindouisme et des citations de Confucius, Mencius, Ovide, Homère, John Donne, etc. Laconique, Thoreau s’exprime avec une certaine hauteur aristocratique bien que rien ne l’émeuve davantage que l’humilité des simples. Il ne cherche pas à se rendre sympathique. Il n’est mû que par une intraitable exigence de vérité. Il prend le contre-pied de toutes les idées reçues, les siennes comprises. Il met à nu les paradoxes sans les résoudre, invitant le lecteur à « s’explorer lui-même » : « Je ne souhaite en aucune façon qu’aucune personne adopte mon mode de vie. J’aimerais au contraire que chacun mette grand soin à découvrir quel est le mode de vie qui lui convient en propre, puis à mener les actions nécessaires pour le mettre en pratique. » Il raisonne sans sensiblerie. Au sujet de la chasse par exemple. Bien qu’il ait lui-même remisé son fusil, il encourage les parents à faire de leurs fils des chasseurs, parce que c’est la meilleure façon de connaître la nature. Lui-même mange le moins de viande possible mais considère que l’Indien qui tue un bison vaut mieux qu’un bourgeois végétarien. À ce sujet, il a de belles pages sur ce qu’est la chasteté. Une façon d’être non vorace. Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche de l’homme qui l’avilit mais la façon dont il mange. « Le goinfre est un homme resté au stade larvaire - et il existe des nations entières qui sont dans cet état, des nations sans rêve ni imagination, trahis par leur énorme abdomen. » Selon lui le génie, l’héroïsme, la sainteté sont les fruits de la chasteté. 16/04/2020 3/3 En quarantaine au bord de l’étang de Walden, Thoreau adopte un rythme ascétique et presque monastique : travail manuel, étude, contemplation. Mais il y a aussi en lui un penchant individua ‐ liste, libertaire, vitaliste et hédoniste. Il aurait pu devenir un dandy de la vie naturelle. Ou un genre de Hobbit. Il essaie de résoudre la tension qu’il sent entre sa part sauvage et sa part spirituelle. Il est tenaillé par une soif profonde d’innocence. « Je ne puis m’approcher de Dieu, du Paradis, / Mieux qu’en vivant près de Walden », écrit-il. La venue du printemps lui inspire des pages glorieuses. « Je suis touché comme si je me trouvais dans l’atelier de l’Artiste qui fabrique le monde et me fabrique moi. » Qu’il sème, sarcle ou cueille ses haricots, qu’il se baigne « religieusement » dans l’étang à l’aube, il est pleinement conscient de ce qui l’envi ronne. Dans l’écho des cloches qui lui parvient à travers les bois, il perçoit la vibration des feuilles que le son a traversées avant d’arriver à ses oreilles. Sa description du manège de l’écureuil qui descend de l’arbre en bondissant, chaparde un épi, s’enfuit, s’arrête, jette un oeil pardessus son épaule, fait volte-face, revient comme une jeune coquette, est une merveille. Thoreau ne détestait pas la compagnie mais considérait qu’il n’était pas bon de vivre entassés les uns sur les autres. « Comme les nations, les individus doivent maintenir entre eux de larges frontières naturelles, et même un territoire tampon de taille considérable. » Selon lui, l’homme est fondamentalement seul face à Dieu, et c’est seul qu’il peut le connaître à travers les grands textes et dans la nature. Il n’y a aucune notion de communion des âmes ou de communauté fraternelle chez ce mystique. Il se défie des institutions et des médiations. Son ami Emerson disait qu’il était « protestant à outrance ». Pour Thoreau, le paradis est à retrouver ou à restaurer, pas à construire ou à espérer. D’ailleurs son livre ne progresse pas, il tourne sur lui-même comme le cycle des saisons. Au terme de sa retraite, il n’y a pas de métamorphose, pas de révélation. Seule la fable qu’il raconte en conclusion, l’histoire d’une larve qui sommeilla pendant des années dans le bois d’une table avant de sortir transformée en insecte, traduit l’attente d’une renaissance. Juste avant, il livrait ce conseil à ceux qui se sentent limités par une certaine pauvreté : « Vous n’êtes que confinés à la plus essentielle et à la plus vitale des expériences. C’est la vie à l’os ; et c’est ainsi qu’elle a le plus de goût. De telles circonstances vous interdisent d’être frivoles. »
(1) Texte magnifique reproduit en postface de l’excellente traduction de « Walden » publiée par les éditions Gallmeister. « Walden », de Henry David Thoreau, traduit de l’américain par Jacques Mailhos, Gallmeister, 400 p., 10 €.